30 juillet 1898 : mort de Otto von Bismarck

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J’avais mis fin au XIXe siècle. J’avais transformé un royaume sclérosé en un empire redouté. On dit de moi que j’avais refait la carte de l’Europe. Ou plutôt que je l’ai saccagé, raturé à coups de ruses et de conflits. On me qualifiait de sinistre, d’insensible, de chancelier de fer. Je m’appelle Otto von Bismarck.

 

Je vis le jour en 1815, dans une famille de riches propriétaires terriens, en Prusse. Le royaume était sans cesse inquiété par la dangereuse proximité de ses voisins français et autrichiens. Tout autour de la Prusse, les États allemands peinaient à s’unir. Les différences religieuses, la méfiance réciproque empêchaient de concrétiser l’unité d’une seule Allemagne. Les souverains allemands étaient des pleutres. Ils craignaient la réaction de la France ou de l’Autriche. Pour préserver leurs trônes, ils sacrifiaient la puissance sur l’autel de la paix. Seule la Prusse paraissait capable d’oser l’unité allemande.

 

Je m’étais juré de la faire, moi, cette unité. Comment ? En usant de l’argument suprême qui terrifiait tant mes concitoyens : la guerre. C’était pour cette raison que, lorsque je devins député, j’étais guetté avec hostilité. Le roi de Prusse lui-même écrivait à propos de moi : « l’approcher seulement quand les baïonnettes sont le dernier recours ».

 

Mais je n’étais pas belliciste par nature. J’étais simplement pragmatique. Je n’avais qu’une seule obsession : l’Allemagne. L’Autriche comme la France n’étaient pas des ennemis jurés à mes yeux. C’étaient simplement des obstacles qui bloquaient l’élévation de notre peuple. Je devais patienter, attendre que le roi envisage de m’utiliser en dernier recours contre les baïonnettes…

 

Le dernier recours survint en 1862. Le roi Guillaume, menacé par un bras de fer contre le parlement, dût se résoudre à m’appeler au pouvoir. C’était soit ça soit perdre le trône. Mes adversaires politiques, les libéraux étaient majoritaires au parlement. Ils réclamaient l’affaiblissement de la monarchie.

 

C’était hors de question. Au risque de devenir l’homme le plus impopulaire du pays, j’ai tonné devant un parlement hostile : « ce n’est pas par les discours et les votes que les grandes questions de notre temps seront décidées… mais par le fer et le sang ! »

 

J’ai indiqué au roi qu’il n’y avait qu’une seule solution pour sortir de la crise intérieure : sauter dans les crises extérieures, pour détourner l’attention. En d’autres termes : la guerre. Un conflit rapide contre le Danemark pouvait flatter l’orgueil de la Prusse et conforter mon influence. Mais écraser le nain danois ne suffirait pas à faire l’Allemagne. Pour réaliser l’unification, il fallait oser se heurter aux deux grandes puissances sur nos flancs, l’Autriche à l’Est et la France à l’Ouest.

 

D’abord, l’Est. L’Autriche des Habsbourg commençait à grogner face aux réformes militaires qui amélioraient l’état de l’armée prussienne. Le choc était devenu inévitable. Il eut lieu en 1866. Alors que de nombreux pays pariaient sur une guerre longue, finalement remportée par Vienne, je fis mentir les pronostics. L’Autriche fut balayée en quelques semaines, renversée par le triomphe éclatant de Sadowa. Nous avions face à la vieillissante armée autrichienne des troupes disciplinées, servies par une technologie moderne et un équipement très efficace. L’Autriche était maintenant écartée de l’échiquier allemand ; je pus monter sur pied une union de l’Allemagne du nord. Il ne restait plus qu’à fédérer les États allemands du Sud… Quel meilleur moyen de susciter l’unité que de s’allier tous contre un ennemi héréditaire, à l’Ouest ?

 

Je parle de la France… Elle fut à son tour piégée par mes ruses. Par une missive provocatrice, j’ai provoqué l’orgueil français qui réclama la guerre contre la Prusse. Inquiétés, les États allemands du Sud se rangèrent à nos côtés. En 1870, après la victoire de Sedan, la capture de l’Empereur Napoléon III et l’encerclement de Paris, l’unification allemande était devenue possible.

 

En janvier 1871, l’empire allemand était proclamé dans les galeries de Versailles, devant une France humiliée. J’étais maintenant à l’apogée de ma gloire. J’avais réalisé un rêve dix fois séculaire, le rêve de Charlemagne : le Reich.

 

Après avoir été l’artisan des guerres, je devins l’architecte de la paix. L’Europe entra dans la période du système bismarckien. Les anciens ennemis réglaient leurs comptes autour non plus des champs de batailles mais des congrès que je présidais. Je fis des alliances avec d’anciens adversaires, comme l’Autriche. J’étais préoccupé par une nouvelle obsession : la revanche française.

 

Je ne connaissais que trop bien la passion avec laquelle les Français mettaient dans leurs vengeances. C’était pour cette raison que je voulus isoler la France, en pactisant avec la Russie et l’Autriche. C’était aussi pour cette raison que je recommandais aux gouvernements français se jeter sur l’Afrique, afin de compenser la perte de l’Alsace… C’était chose faite lors du congrès de Berlin en 1884.

 

J’avais mené une politique très conservatrice pour faire l’Allemagne. Maintenant que l’Allemagne était une réalité, je pus me métamorphoser en homme… de gauche. J’ai saboté les socialistes en leur dérobant les idées des lois sociales. J’ai empoigné les catholiques démocrates du Zentrum pour garder la main mise sur le parlement. Mais au fil du temps, je faiblissais.

 

Le 18 mars 1890, le jeune empereur Guillaume II me regardait comme un vieillard sénile, issu d’une autre époque. Il me poussa à la démission. Je devais mourir huit ans plus tard. Le continent européen parut libéré de mon emprise et envisagea de nouvelles aventures, totalement irréfléchies. Vingt ans plus tard, un terrible conflit prouverait la fragilité des civilisations…

 

Que retenir du chancelier de fer ? Je fus longtemps comparé à Hitler. C’est une grave injustice. Je n’étais pas obsédé par une question raciale mais une question nationale. Plutôt que d’assurer l’hégémonie de l’Allemagne en Europe, j’avais pactisé avec les autres puissances. La satisfaction de l’Europe entière ne pouvait pas être satisfaite par le Reich seul. C’était pourquoi j’avais toujours mis, après 1871, un point d’honneur sur les compromis entre les États.

 

Étais-je un homme de guerre, le précurseur des dictatures militaires, le bourreau de la paix européenne ? Peut-être. Étais-je un politicien visionnaire, pragmatique qui avait voulu réaliser l’unification allemande, puis assurer la pérennité de son œuvre par des compromis ? Peut-être. Mais à quel prix avais-je payé ma politique ? Toutes les nuits, je reverrais passer dans ma chambre des hordes de fantômes, m’accusant d’avoir fauché la jeunesse de la Prusse dans les guerres que j’avais intriguées…

 

J’étais peut-être aussi une figure faustienne… J’avais fondé une Allemagne renforcée, puissante… mais dont la force se payait par la rancœur de son ennemi vaincu. La France allait retenir de sa défaite une envie de revanche, se jurant de récupérer son Alsace-Moselle… Le Reich était en réalité condamné par les circonstances de sa naissance.

 

Quoi qu’il en fut, j’avais tenu ma promesse : j’avais tranché les grandes questions de notre temps par le fer et le sang.

 

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